« Pourquoi l’art nègre se trouve t-il au musée de l’Homme alors que l’art grec ou égyptien se trouve au Louvre ? » C’est en essayant de répondre à cette question que Chris Marker et Alain Resnais réalisent l’un de leur premier court-métrage documentaire censuré pendant 11 ans.
A la demande du collectif « Présence Africaine » les deux jeunes cinéastes que sont Alain Renais et Chris Marker entreprennent, en 1952-53, de faire un film sur l’art nègre. Le contexte est alors à la contestation de la colonisation sous la bannière de penseurs comme Cheikh Anta Diop, Aimé Césaire, Alioune Diop ou Frantz Fanon. Le film se transformera alors en pamphlet anti-colonialiste que la commission de contrôle désapprouvera en refusant au film son visa. Au bout de 10 ans, une copie tronquée du film sort toutefois sur les écrans.
Le film peut être considéré comme le tout premier essai filmique, genre dont Chris Marker sera le digne représentant. Son intérêt cinématographique ne se situe pas que dans son statut de pamphlet. Le court-métrage développe un esthétisme unique, fruit d’un va-et-vient entre les trois auteurs. Nous noterons notamment un tissage entre le texte de Marker et les images d’Alain Resnais : un entrelacs audiovisuel qui marque les premières recherches de ces deux cinéastes autour de la mémoire.
En 30min, les réalisateurs démontrent l’existence d’une relation privilégié entre le documentaire et la mémoire. Le film a l’ingéniosité de développer un lien entre la colonisation et la perte identitaire qui lui ai rattaché à une perte d’Histoire qu’il faut reconquérir par la mémoire.
Cette mémoire qui est du passé reconstruit en fonction du présent, pour reprendre François Niney, dépendra étroitement de notre conscience même du présent, reconstruite en fonction du passé. Une interdépendance – ou circuit mémoriel – que l’outil cinématographique semble pouvoir esquisser. Et c’est là tout l’intérêt de ce que nous auront légué les deux cinéastes Chris Marker et Alain Resnais : il y a dans notre vie quotidienne une possible censure de ce circuit mémoriel. Soumettre notre société à une accélération des flux audiovisuels c’est rendre l’image instantanée et développer une mécanique de l’oubli. Le cinéma documentaire, celui-là même que nous appelons « de création » pourrait peut-être alors se définir et se reconnaitre comme un bastion de la mémoire, comme un outil de ré-appropriation de l’Histoire et de nos histoires.
Dans tous les cas, c’est avec ces multiples possibilités de réflexions que le film « Les Statuent Meurent Aussi » nous laisse.
Réalisation : Chris Marker, Alain Resnais, Ghislain Cloquet
Scénario : Chris Marker
Pays d’origine : France
Genre : Documentaire
Durée : 30 minutes
Sortie : 1953
Chris Marker à propos du film :
« Les statues meurent aussi » …voici un film dont on a beaucoup parlé. Un peu trop, sans doute. Et il est probable que relâché par une censure qui le garde sous clef depuis 10 ans, il décevrait. Le « colonialisme » qu ‘il met en accusation dans sa dernière partie, qui le revendique en ces temps éclairés et décolonisateurs que nous vivons ? En fait, et même à l’époque de sa réalisation, les raisons de ce « Grandeur et décadence de l’art nègre » n’ont jamais été très claires. Elles visaient vraisemblablement plus la forme que le fond et plus précisément une certaine règle du jeu, un certain code non respecté de la « forme ». Ainsi, des fonctionnaires qui apparaissaient au hasard des bandes d’actualités utilisées dans la dernière bobine, et dont le visage était aussi inconnu des auteurs que du public, n’ont jamais pu se défaire de l’idée (étrangement flatteuse) qu’ils étaient pris personnellement à partie. Or il est bien établi que le pamphlet, genre admis et honoré en littérature, ne l’est pas au cinéma, divertissement des masses.
Chris Marker. Extrait de son ouvrage « Commentaires » paru au Seuil en 1961.
Alain Resnais à propos du film :
Quant à eux, ils savaient tout ce qui se passait en Afrique et nous étions même très gentils de ne pas avoir évoqué les villages brûlés, les choses comme ça ; ils étaient tout à fait d’accord avec le sens du film, seulement (c’est là où ça devient intéressant), ces choses-là, on pouvait les dire dans une revue ou un quotidien, mais au cinéma, bien que les faits soient exacts, on n’avait pas le droit de le faire. Ils appelaient ça du « viol de foule ». L’interdiction eut des conséquences très graves pour le producteur. Quant à nous – est-ce un hasard ? – ni Chris Marker ni moi ne reçûmes de propositions de travail pendant trois ans.
Alain Resnais, sur son entretien avec deux des représentants de la commission de censure :
Il n’a pas paru possible à la commission de suggérer des coupures, tant dans le déroulement des images que dans le commentaire, sous peine d’encouvrir à ses yeux le reproche de se substituer aux auteurs »… C’est en s’abritant derrière ce « refus de se substituer aux auteurs » que la commission a toujours refusé de nous indiquer ce qui la gênait. Mais un jour, deux membres de la commission sont venus me voir pour me déposséder de la réalisation du film !
(…)
Ils sont venus me voir dans ma salle de montage. Ils me disaient « Vous avez fait un très beau film mais vous comprenez bien qu’on ne peut pas lui donner le visa ! Il suffirait de l’arranger, il est trop beau pour que vous le laissiez perdre… Ne croyez pas que nous soyons contre le contenu, non, non, au contraire ! Si on vous racontait tout ce qu’on sait sur l’Afrique, tout ce qui s’y passe, les villages brûlés… mais me disaient-ils, vous n’en suggérez pas le quart !… Je leur répondais : « je ne fais pas un film sur le colonialisme, ça pourrait éventuellement m’intéresser d’en faire un mais ce n’est pas le sujet de celui-ci.
Extraits de l’interview d’Alain Resnais réalisée par René Vautier dans les locaux de Slon rue Mouffetard à Paris .
P.S. Un documentaire sur le même thème a été produit en 2006 : Je Ne Suis Pas Moi Meme. (2006)
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